“Elève” – Terme qui provient étymologiquement du verbe « élever » : “Faire monter plus haut, porter plus haut”.
Je repense à cet instant à cette émission passionnante de Jean-Claude Ameisen sur France Inter : “Sur les épaules de Darwin”, qui commence à chaque fois par ces mots :
« Sur les épaules de Darwin. Sur les épaules des géants. Se tenir sur les épaules des géants et voir plus loin, voir dans l’invisible, à travers l’espace et à travers le temps »…
L’année scolaire dernière fut riche de ces élévations !
Particulièrement avec deux groupes de lecture, l’un constitué d’élèves de CM1, l’autre de CM2. Un public en situation de délicatesse avec la lecture en général et la compréhension en particulier.
Les élèves de CM1 purent bénéficier, à raison d’une séance par semaine, de textes sur la Mythologie d’une richesse incroyable. J’utilisais pour cela l’ouvrage extraordinaire intitulé « Le feuilleton de Thésée », de Murielle Szac, dont voici un extrait du résumé : “Le feuilleton de Thésée” invite les enfants à se replonger dans la mythologie grecque en suivant le personnage de Thésée. En 100 épisodes, le jeune héros grandit et se construit. Il rencontre de nombreux personnages mythiques (Héraclès, le centaure Chiron, Oedipe, Phèdre et, bien sûr, Ariane et le Minotaure). Le récit de la vie de Thésée, en véritable récit initiatique, soulève toutes les questions essentielles (…).
L’autre ouvrage du même auteur s’intitule « Le feuilleton d’Hermès »
J’ai été surpris par la manière dont les élèves se sont appropriés ces temps de lecture et d’explications. Une véritable passion s’est révélée au fil des semaines. Au point que lorsqu’une séance ne pouvait avoir lieu – ce qui arrivait toutefois rarement – les élèves exprimaient fort clairement leur désappointement. La secrétaire de l’école, intéressée par notre démarche, est restée un jour quelques minutes dans ma classe pour assister à une lecture. Devant la profusion de noms propres des différents protagonistes de cette histoire merveilleuse, elle me demanda si les enfants retenaient bien tous les personnages sans les confondre. J’avais, au fur et à mesure de nos épisodes, noté scrupuleusement chaque nom rencontré ainsi que les informations détaillant ses caractéristiques. Il y en avait à ce moment plus de quarante. J’ai proposé aux élèves de me détailler collectivement chaque nom oralement (demi-dieu, dieu, roi, reine, centaure, fils de, fille de, etc.) : je n’ai noté aucune erreur. La secrétaire en fut subjuguée. Je les ai chaleureusement félicités. J’ai ressenti leur fierté.
L’année, vous vous en doutez, a été passionnante.
Avec les CM2, c’est l’univers de la grande littérature que nous allions explorer, à raison de deux séances par semaine. Sur le modèle des années précédentes, je leur proposais des passages courts d’oeuvres du patrimoine littéraire français et étranger. La présentation détaillée de ma démarche est disponible sur le site de Philippe MEIRIEU à cette adresse : https://www.meirieu.com/ECHANGES/echangesdepratiques.htm
Nous avions ainsi abordé de nombreuses œuvres. Je retiendrai deux moments phare. A commencer par ces séances consacrées au magnifique poème de l’Académicien José Maria de Hérédia, poète parnassien : « Les Conquérants ». Après une première lecture, je voyais, aux mines déconfites des élèves, que la compréhension n’était pas au rendez-vous. Ainsi, telle une grosse pelote de laine emmêlée dont nous chercherions un moindre fil salutaire, nous commençâmes par la définition de « gerfaut » et « charnier ». Les rapaces nés et vivant dans un lieu riche en nombreux cadavres, milieu idéal d’existence, donc, pour ces carnivores. Le lien ainsi établi, nous reprenions le cours de l’histoire : les conquérants ne supportaient plus leur trop lourde misère et – à l’image de ces gerfauts, hors de leurs charniers natals – il choisirent de s’en aller ailleurs, très loin de chez eux, espérant découvrir de l’or… Ainsi, de fil en aiguille, l’histoire prenait corps, la compréhension se construisait, vers après vers, étape après étape. Quels contenus enrichissants ! « Cipango » : nom chinois du Japon rapporté par le grand navigateur Marco Polo ; « Palos » : Palos de la Frontera, commune espagnole, lieu de départ de l’expédition de Christophe Colomb (autre grand navigateur) ; « Moguer » : commune d’Andalousie, en Espagne. La compréhension atteinte, nous observâmes plus précisément ce poème. Les rimes, les rythmes, les mots. Ces mots. Une émotion particulière accompagna les deux derniers vers tellement beaux :
Ils regardaient monter en un ciel ignoré
Du fond de l’Océan des étoiles nouvelles.
Puis, très vite, après cet immense travail de décodage et d’appropriation effectué avec succès, les élèves proposèrent, la mine réjouie, de lire ce poème à leurs camarades, dans leur classe. Envie de transmettre. Mieux encore : pourquoi ne pas également préparer une explication des passages importants ? Il nous fallut quelques séances pour préparer l’intervention. La collègue de CM2 fut enchantée par cette idée. Le jour J, en compagnie d’un trac qui ne les quittait plus, les jeunes élèves entrèrent dans leur classe qu’ils traversèrent de bout en bout pour arriver devant, sur la petite estrade, face à leurs camarades, tournant ainsi le dos au tableau. La lecture du poème fut magnifique : telle que travaillée en petit groupe. Les rythmes respectés parfaitement, une diction frôlant la perfection. Puis les explications se succédèrent. Ceci fait, leur maîtresse demanda s’ils pouvaient à nouveau lire ce poème, ce qu’ils firent, exemplaires. Le dernier mot prononcé, spontanément, l’ensemble de leurs camarades les applaudirent magnifiquement. Un moment d’émotion indescriptible. Une réelle satisfaction, qui se lisait parfaitement sur leur visage, avait gagné chaque élève du groupe de lecture.
Et ce n’est pas terminé ! Voici l’autre moment phare (quand je vous disais que cette année fut riche)…
Quelques temps plus tard, après une séance à la médiathèque de la ville (où nous nous rendions une fois par mois) la personne qui nous accueillait avait préparé une histoire, comme d’habitude, mais cette fois sous forme de kamishibaï – du japonais, littéralement « pièce de théâtre sur papier »). Il s’agit d’un genre narratif japonais, sorte de théâtre ambulant où des artistes racontent des histoires en faisant défiler des illustrations devant les spectateurs, précise Wikipédia. Les élèves se montrèrent passionnés. Après avoir expliqué à cette personne notre démarche au coeur des grandes œuvres littéraires elle nous proposa du tac au tac de créer notre propre kamishibaï ! Croisant une fraction de seconde le regard des élèves, je compris instantanément que ce projet les passionnait déjà. J’étais loin de la réalité ! En une séance, l’histoire était inventée. La division en quinze parties (norme adoptée pour notre kamishibaï) s’effectua parfaitement. Les élèves développèrent le texte de chacune de ces quinze parties. Ce travail effectué, il fallait à présent s’attaquer aux illustrations (une par partie). Les choix d’utiliser le format 280 x 380 mm (l’un des formats réglementaires), ainsi qu’un fond noir, furent très vite adoptés. Puis chaque élève, en fonction de la capacité artistique de chacun, contribua à l’élaboration des quinze illustrations. Quel résultat ! Nous l’avons présenté à la classe – nouveau triomphe à la clef – mais également à toutes les autres classes de l’école – succès sur toute la ligne ! Il étaient brillamment parvenus au terme de ce projet. Mais le moment clef fut celui de la présentation de notre kamishibaï à la personne de la médiathèque : celle-ci fut réellement étonnée devant cette réalisation. Après de nombreuses félicitations elle nous proposa de concourir dans le cadre du « Concours écoles » de kamishibais-editions ! Avec une possibilité d’édition, de surcroît ! Les planches furent numérisées puis envoyées à l’adresse du concours. Les vacances d’été se profilaient. Il fut décidé que si notre travail était retenu et édité, nous convierions les élèves devenus collégiens à une petite réception dans leur désormais ancienne école.
Voici, pour terminer, les quinze planches réalisées par ce groupe d’élèves, au début si peu sûrs d’eux, doutant énormément et enfin, si fiers d’eux-mêmes, si heureux.
Il avaient trouvé le moyen de s’élever magnifiquement. Ils se tenaient sur les épaules des géants…
Présentation des quinze planches sous forme réduite, comportant le texte et un aperçu de l’illustration. Le noir et blanc est utilisé pour une partie des pages et la couleur apparait au fur et à mesure du changement ressenti par le personnage. Le titre de la création : “Voyage mystérieux…” :
Compléments :
Les Conquérants :
Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal,
Fatigués de porter leurs misères hautaines,
De Palos de Moguer, routiers et capitaines
Partaient, ivres d’un rêve héroïque et brutal.
Ils allaient conquérir le fabuleux métal
Que Cipango mûrit dans ses mines lointaines,
Et les vents alizés inclinaient leurs antennes
Aux bords mystérieux du monde Occidental.
Chaque soir, espérant des lendemains épiques,
L’azur phosphorescent de la mer des Tropiques
Enchantait leur sommeil d’un mirage doré ;
Ou penchés à l’avant des blanches caravelles,
Ils regardaient monter en un ciel ignoré
Du fond de l’Océan des étoiles nouvelles.
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