Suicides au travail : dépassez l'effet, cherchez la cause !

Mais qu’est-ce qu’ils ont le don de m’énerver tous ces salisseurs de société, bien-pensants politico-médiatiques, qui se contentent d’expliquer que les raisons des suicides des salariés d’Orange/France Télécom ou de Pôle Emploi (entre autres) seraient à rechercher au niveau du seul STRESS !

Petit tour non exhaustif du côté des media à ce sujet :

  • France Télécom : coup d’envoi des discussions sur le stress (Le Figaro, 18/09/2009) ;
  • Les 100.000 salariés du groupe France Télécom en France vont être sollicités pour répondre à un questionnaire sur le stress au travail (Le Point.fr, 09/10/2009) ;
  • (…) le 20 octobre, jour de la prochaine séance de négociation sur le stress au travail. (LeMonde.fr, 15/10/09) ;
  • La vague de suicides chez France Telecom rouvre le débat sur la prise en compte du mal-être des salariés et la prise en charge du stress (leprogres.fr, 16/10/09) ;
  • France Telecom s’attaque à la prévention du stress et des suicides au travail (lemondeinformatique.fr, 28/08/09) ;
  • De manière générale, le stress au travail nuit à la productivité d’une entreprise. (lejdd.fr, 15/09/09).

Ce qui me sidère dans tout ceci, c’est que tout un chacun se borne à ne voir que le stress, ne fait que de parler du stress, ce qui – la belle affaire ! – évite de parler d’autre chose… L’arbre qui cache la forêt.

Que le stress soit là, c’est indéniable. Que le stress et la dépression furent à l’origine de drames tels ces suicides dans divers secteurs, encore oui. Mais une fois qu’on a dit cela, on n’a fait qu’évoquer l’effet d’un mal encore plus grand. Oui ! S’arrêter au stress pour justifier ces catastrophes est une véritable insulte faite aux victimes, à leurs familles, au genre humain en général… Ces « questionnaires » distribués dans le but de venir à bout du stress risquent de n’être pas plus qu’un emplâtre sur une jambe de bois.

Est-il si compliqué de se demander, sans chercher d’échappatoire, quels peuvent être les dysfonctionnements qui ont engendré ce stress ? En d’autres termes, poussons plus loin le raisonnement et évoquons la CAUSE et non plus seulement l’EFFET !

« A » donne un coup sur la tête de « B ». « B » a mal. Tellement mal qu’il se mettra à hurler. On va tout mettre en oeuvre pour soulager la douleur de « B » et ainsi tenter de faire cesser ses cris. Et le coup qu’a porté « A » ? On n’en parle pas ? « A » restera impuni ? Tandis que « B » continuera à se prendre des coups sur la tête et à hurler sa douleur, toujours et encore ?… Voilà où nous en sommes. La douleur sera « l’effet primaire » et le hurlement « l’effet secondaire », conséquence directe du premier. Telle une gradation. Cette même gradation bouleversante qui peu à peu fait sombrer les travailleurs : déstabilisations, brimades, humiliations donnent stress et dépression qui eux-mêmes peuvent mener aux fins tragiques que l’on sait.

« A » c’est la politique de casse du travail (dans le service public comme dans le privé) entamé il y a quelques années avec l’AGCS (négocié dans le cadre de l’OMC) puis les directives européennes (Bolkestein) visant à démanteler, progressivement, toutes les réglementations émises par les pouvoirs publics, locaux ou nationaux,  processus que notre Président et les membres de son gouvernement ont naturellement ardemment accentué dans notre pays… « B » c’est, bien sûr, Orange/France Télécom, mais aussi le Pôle Emploi, EDF, la police, l’éducation (cf. les RASED, entre autres, NDLR), les professions de santé, les secteurs de l’automobile, de l’agriculture et j’en oublie, malheureusement…

Je me souviens de ce texte d’Emile Chartier, plus connu sous le nom d’Alain, philosophe français (1868-1951) qui, dans son ouvrage « Propos sur le bonheur » (1925) dont vous pouvez télécharger gratuitement un exemplaire numérique en cliquant ici, nous livre un passage emblématique éclairant à merveille cette notion de relation de cause à effet. Je veux bien sûr parler de son texte sur l’ »Epingle » du 8 décembre 1922. En voici quelques lignes :

« Lorsqu’un petit enfant crie et ne veut pas être consolé, la nourrice fait souvent les plus ingénieuses suppositions concernant ce jeune caractère et ce qui lui plaît et déplaît ; appelant même l’hérédité au secours, elle reconnaît déjà le père dans le fils ; ces essais de psychologie se prolongent jusqu’à ce que la nourrice ait découvert l’épingle (qui fixaient les langes à l’époque), cause réelle de tout.

Lorsque Bucéphale, cheval illustre, fut présenté au jeune Alexandre, aucun écuyer ne pouvait se maintenir sur cet animal redoutable. Sur quoi un homme vulgaire aurait dit : « Voilà un cheval méchant ». Alexandre cependant cherchait l’épingle, et la trouva bientôt, remarquant que Bucéphale avait terri blement peur de sa propre ombre ; et comme la peur faisait sauter l’ombre aussi, cela n’avait point de fin. Mais il tourna le nez de Bucéphale vers le soleil, et, le maintenant dans cette direction, il put le rassurer et le fatiguer. Ainsi l’élève d’Aristote savait déjà que nous n’avons aucune puissance sur les passions tant que nous n’en connaissons pas les vraies causes ». (…)

L’élève d’Aristote savait donc ce que nos politiques et autres commentateurs médiatiques d’aujourd’hui ont apparemment oublié (vraiment ?)…

Au travers de ces drames extrêmes insupportables que représentent les suicides dans les entreprises ou les administrations, il faut chercher du côté de la financiarisation effrénée de tous les domaines (ou presque) de notre société du travail. Tout s’est peu à peu rattaché aux principes devenus sacro-saints de rationalisation, de rentabilité, tant et si bien que l’homme perdit progressivement de son humanisation pour ne devenir qu’une composante économique parmi d’autres, principalement une simple variable d’ajustement, plus précisément un pion, pire encore : un Kleenex…

Pressions inhumaines de la hiérarchie, précarité extrême de certains emplois, objectifs annuels, mensuels, hebdomadaires et quotidiens devenus inatteignables, dévalorisation à tous les étages, humiliation : le monde du travail est devenu fou. Alors, ne vous arrêtez plus aux conséquences intermédiaires de ce drame (stress, dépressions…).

Cherchez les responsables !

Je souhaite terminer avec Alain et les dernières lignes de son texte qui conclueront de belle manière mes modestes propos :

(…) Ce n’est pas une circonstance favorable lorsqu’un homme est brusquement rappelé de son loisir et de son repos ; il se change souvent et se change trop. Comme un homme réveillé par surprise ; il se réveille trop. Mais ne dites jamais que les hommes sont méchants ; ne dites jamais qu’ils ont tel caractère.

Cherchez l’épingle


Quelques livres :

  • Lhuillier Dominique, Placardisés, des exclus dans l’entreprise, Ed. Le Seuil, 2002, 232 pp.

Ce livre explique comment le sentiment d’exclusion, sur le lieu même de son travail, peut anéantir un individu.

  • Debout Michel, La France du suicide, Ed. Stock, 2002, 305 pp.

Pour comprendre comment le suicide est devenu un vrai problème de société.

  • Charazac Marguerite, Prévenir le suicide, Ed. Dunod, 2002

Pour en savoir davantage sur les facteurs de risque de nombreux métiers et apprendre à reconnaître les signes annonciateurs du passage à l’acte suicidaire.

Livres de Christophe Dejours traitant des principales connaissances théoriques en psychodynamique du travail sur les suicides au travail :

  • Florence Bègue et Christophe Dejours, Suicide et travail : que faire ?, PUF, Paris, 2009, 130 pp.
  • Dejours Christophe, Le facteur humain, Que sais-je ?, PUF, 1995, 127 pp.
  • Dejours Christophe, Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale, Paris, Le Seuil, 1998, 233 pp.
  • Dejours Christophe, Travail, usure mentale. Essai de psychopathologie du travail, nouvelle édition augmentée, Bayard, 2000, 270 pp.
  • Dejours Christophe, L’évaluation du travail à l’épreuve du réel : critique des fondements de l’évaluation du travail, INRA éditions, 2003, 82 pp.
  • Dejours, Christophe, « Nouvelles formes de servitude et suicide », Revue Travailler, 2005, Vol. 13, 53-73

Quelques ouvrages traitant des problèmes de santé mentale au travail :

  • Dejours, Christophe, « Une nouvelle forme d’aliénation au travail qui tue », Santé et Travail, 2007, n°60, 26-28.
  • Chouanière, D., Langevin, V., Guibert, A., Montagnez, A., Stress au travail. Les étapes d’une démarche de prévention, INRS, ED 6011, 2009, 36 pp.
  • Sahler, B., Berthet, M., Douillet, P., Mary-Cheray, I., Prévenir le stress et les risques psychosociaux au travail, Editions de l’ANACT, 2007, 268 pp.
  • Brun, J-P., Biron, C., St Hilaire, F., Guide pour une démarche stratégique de prévention des problèmes de santé psychologique au travail, IRSST, 2009, 68 pp.